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« Quel monde se trouve au-delà de cette mer, je ne sais pas, mais chaque mer a une autre rive, et j’y arriverais ».

Cesare Pavese, Le métier de vivre

Nous en avons parlé pendant des années : nous l’avons imaginé, nous l’avons désiré.

Il y a quinze jours, nous avons décidé de partir. La nouvelle augmentation des débarquements, l’anniversaire tragique du naufrage d’octobre 2013, les politiques migratoires nationales et européennes de plus en plus drastiques.

Lampedusa : la porte de la Méditerranée.

Nous sommes quatre opérateurs.trices français.es et nous faisons toustes partie du réseau Beyond Borders, qui a été officiellement créé à Vintimille en février 2022 et qui rassemble des opérateurs.trices français.es et italien.ne.s qui luttent, de manière légale, contre la traite et le trafic d’êtres humains.

Tout ce qu’il y a à dire sur nous quatre à Marseille, c’est que nous accompagnons les migrant.e.s, adultes et mineur.e.s, dans différentes structures qui ont des fonctions différentes : centres d’accueil, cabinets d’avocats, lieux de soins physiques et psychologiques, centres de jour, communautés pour mineur.e.s.

Depuis des années, nous accueillons des personnes en mouvement pour lesquelles Marseille est, au mieux, une destination finale, ou une étape intermédiaire parmi d’autres.

Dans notre ville, depuis janvier 2023, l’arrivée de mineur.e.s étranger.e.s non accompagné.e.s a augmenté ; celle de jeunes femmes originaires de Guinée, de Côte d’Ivoire et du Cameroun également.

Nous recevons quelques récits sommaires des passages à Vintimille, mais nous avons une parfaite connaissance de ce qui se passe quand les gens arrivent ici, dans notre ville.

Nous avons un aperçu de ce qui se passe après le débarquement et après le transit et l’accueil en Italie, mais une forte expérience directe de la prise en charge sociale, juridique, administrative, sanitaire en France.

De la partie qui précède, des voyages et des débarquements, de l’errance à la recherche, de la violence et des négociations, nous avons les histoires des personnes qui nous ont fait confiance et le grand désir de les rencontrer à leur arrivée. Finalement, c’est comme si dans le fil des récits et des histoires, nous tenions la fin, mais le début est une image, un souvenir qui n’est pas le nôtre, une émotion qui est parfois décousue. Nous ne nous en plaignons pas. Nous avons rencontré beaucoup de personnes qui ont bien voulu partager leur histoire avec nous. Mais nous souhaiterions une rencontre au point de départ.

Lampedusa. Comme toute île, une coexistence entre ouvertures et fermetures.

20 km de terre plus proche à l’Afrique que à l’Italie, un mythe de l’accueil.

Île, d’espaces ouverts et fermés, avec sa porte sur la Méditerranée et un hotspot inaccessible pour nous opérateurs.trices venant de l’extérieur, mais entouré d’une clôture métallique pleine de trous qui permettent le passage.

Une île qui connaît l’accueil ? Le subit-elle ?

Nous nous sommes toujours interrogés sur le mécanisme qui est grippé : pourquoi sommes-nous tous de tels « expert.e.s » en matière de traite et de violence, pourquoi en savons-nous tant, et pourtant, des personnes nous échappent pour continuer à passer entre les doigts des trafiquants ? Qu’est-ce qui est communiqué à l’arrivée ? Qui communique ? Comment cela arrive-t-il ? Qui accueille ? Comment accueille-t-il ?

Nous avons l’espoir que si la fin était racontée au début, peut-être que quelques personnes de plus choisiraient différemment. Peut-être que le mécanisme de la traite serait partiellement enrayé et que quelques personnes de plus seraient mises à l’abri.

Nous voudrions parler aux personnes et non des personnes, mais d’ici, aujourd’hui, à quelques jours du départ, nous avons le sentiment qu’une fois de plus l’alpha risque de devenir oméga, que notre point de départ, c’est à dire celleux qui vivent le parcours migratoire et l’arrivée, deviennent inaccessibles, enfermé.e.s dans un centre, première prison d’une Europe qui s’est transformée en forteresse.

Nous partons, avec le désir de vivre la rencontre.

Nous voudrions, au moins cette fois-ci, commencer par le début.