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Antigone : Tu peux partager avec moi le fardeau de l’action….

Ismène : Quelle action ? A quoi penses-tu ?

Antigone : …et m’aider à soulever le corps….

Ismène : Veux-tu l’enterrer ? Même si c’est interdit ?

Antigone : C’est mon frère, c’est aussi ton frère. Si tu t’y opposes, ce ne sera pas moi qui le trahira.

Ismène : Mais Créon l’interdit, misérable !

Antigone : Il ne peut pas me séparer de ceux que j’aime.

Ce mardi 10 octobre, je pense à Antigone.

L’association culturelle Maldusa, qui nous a accueillis avec notre projet de réseau Beyond Borders, a organisé une série de rencontres entre des associations non gouvernementales actives dans la défense des droits des migrants et visant à promouvoir la liberté de circulation.

Le thème de mardi 10 octobre était précisément celui de l’aide aux migrants en voyage, dans le désert ou en traversant la mer.

On estime que depuis 2014, plus de 26 000 personnes sont mortes. Ceux qui ont disparu dans le désert, selon un activiste d’AlarmPhone Sahara

( Acceuil – Alarmphone Sahara (alarmephonesahara.info) ) est incalculable, mais il dépasse les centaines de milliers. Il nous rappelle que si la mer rend parfois des corps sans vie et sans nom, le désert est moins clément.

Les associations qui prennent la parole sont nombreuses, de Alarm Phone Sarah, à Mediterranean

Hope, Alarm Phone, Mediterranea, Maldusa elle-même.

Le mot dignité est celui qui revient le plus souvent : pour les corps retrouvés en mer et que les sauveteurs ne savent pas comment transporter à terre avec les vivants, pour les familles qui perdent leurs proches et qui continuent à les chercher désespérément pendant des années, pour ces personnes qui ont perdu la vie en tentant vainement de se sauver, et pour celles qui ont perdu la vie en tentant vainement d’arriver dans une Europe fortifiée, barricadée, et dont les lois en vigueur sur l’identification des victimes de la traite des êtres humains ne sont pas respectées.

Les lois en vigueur sur l’identification des morts sans nom sont extrêmement différentes.

On dit que le besoin d’identifier nos morts est atavique. Les toucher, les voir une dernière fois : avoir, en quelque sorte, la certitude qu’ils sont bien morts serait une façon de les accompagner et de survivre à leur disparition.

Antigone enterre le cadavre de son frère Polynice, contrevenant ainsi aux ordres de Créon, son roi et son oncle.

Polynice avait marché contre sa propre ville et s’était battu en duel avec son frère Etéocle.

Tous les deux moururent. Sur ordre de Créon, le corps de Polynice doit être laissé aux vautours et aux chiens. Jusqu’à ce qu’Antigone décide de désobéir et d’enterrer dignement son frère mort. En renonçant à sa propre vie.

J’y pense toute la journée. Combien d’Antigone ai-je rencontrées aujourd’hui ?

1 (Sophocle, Antigone, vers 37-48, traduit par Maria Grazia Ciani dans Antigone, Variazioni sul mito, Marsilio 2000), https://www.archeostorie.it/

Dans l’après-midi, un homme du Forum de solidarité nous emmène visiter le cimetière.

C’est là qu’ont été enterrés dignement les corps des hommes, des femmes et des enfants morts pendant le sauvetage ou rejetés par la mer et déposés sur le rivage.

À l’entrée du cimetière se trouve cette plaque :

Pour un étranger, les étrangers ne pleurent pas.

Dans ce cimetière ont été enterrés un nombre indéterminé de femmes et d’hommes morts en essayant de rejoindre l’Europe en traversant la Méditerranée, le seul moyen d’avoir une chance d’avoir un avenir. Presque toutes les tombes n’ont pas de nom.

Les seules informations qu’il a été possible de retrouver sur l’histoire de ces personnes concernent les circonstances de leur mort ou la découverte de leur corps.

Mais tous ont vécu. Ils se sont réjouis et ont souffert, ils ont espéré et lutté, ils ont attendu et porté le deuil. Ils ont attendu et pleuré. Sachant que chaque fragment d’histoire est capable de produire une fissure dans le mur qui sépare les uns des autres et dans l’espoir que la mémoire de ces vies ne sera pas perdue,il faut continuer à raconter pour multiplier les voix et les rendre assourdissantes.

Pleurer la mort de ceux que l’on n’a jamais vus implique une parenté vitale entre leur âme et la nôtre ; pour un étranger, les étrangers ne portent pas le deuil. (Emily Dickinson)

L’un des projets du Forum de solidarité de Lampedusa prévoit que pour chacun de ces corps, une pierre tombale sera décorée avec des céramiques qui ont toutes les mêmes symboles : la mer, les barbelés qui représentent les frontières, une plume, qui est l’âme de ces personnes.

Parfois la date de la mort, parfois la date à laquelle le corps sans vie a été trouvé.

Parfois un nom, donné par les compagnons de route qui ont survécu, car, dit-on, lorsqu’une personne sent qu’elle se noie, elle crie son nom, dans l’espoir que les personnes qui l’entourent l’entendent et en informent la famille.

La seule personne enterrée dans le cimetière dont le nom est connu est Walela, une très jeune femme érythréenne, victime de terribles souffrances en Libye à cause de brûlures sur tout son corps, chargé sur la barge comme un objet, est mort dans d’atroces souffrances pendant le voyage.

Notre guide, qui demande à rester anonyme, nous rappelle ce que nous savons tous : si les gens, tous les gens, avaient le droit de vivre dans la dignité, ils auraient pu vivre dans la dignité.

Tous auraient le droit de se déplacer, si tous avaient un visa et un passeport. Seuls les cadavres de ceux qui ont été tués par la guerre ont pu être retrouvés, seuls les corps de ceux qui ont vécu sur l’île reposeraient aujourd’hui dans ce cimetière.

Ce ne sont pas seulement la mer et le désert qui tuent, mais les politiques migratoires européennes.

Hanna Arendt a donné au mot dignité un inaliénable « droit d’avoir des droits » , qui est, avant tout,

celui d’appartenir à l’humanité.

Dans ses textes, elle nous parle précisément des hommes qui, en tant que refus de l’humanité, sont privés de droits et donc de dignité.

Des corps sans valeur, prêts à être réduits en cendres.

Des corps sans visage et sans nom. Des corps avalés par le désert. Des corps dévorés par la mer.

Des corps de migrants.